Les Forges et Aciéries de la Marine et des Chemins de fer
A tout seigneur, tout honneur ! Il convient de débuter par les Forges et Aciéries de la Marine et des Chemins de fer, la plus importante société de la Loire. Fondée en 1854 par Petin, Gaudet, la famille Jackson et d'autres métallurgistes du Gier moins connus, elle a réalisé les objectifs contenus dans sa raison sociale : ses bandages sans soudure pour locomotives font merveille et la société a armé et cuirassé la marine de guerre du Second Empire. On compte cinq établissements principaux : Toga, en Corse, qui produit des fontes au bois, Givors, dont les hauts-fourneaux marchent au coke, Rive-de-Gier, berceau de la société pour la grosse forge, Assailly, la fonderie d'acier au creuset, puis l'aciérie Bessemer (1862), Saint-Chamond enfin pour les blindages et les frettes de canons.
Soit un ensemble de 5 à 6000 ouvriers travaillant à l'entreprise et 45000 t de produits finis, parmi lesquels il faut distinguer 18000 t de rails Bessemer et 5 à 6000 t de fabrications spéciales destinées à la Guerre. Au sein de ce tonnage on trouve 3000 t d'éléments de canons et de frettes.
Il convient, pour mieux appréhender le propos, de se pencher sur la fabrication des bouches à feu au XIXe siècle. Depuis les travaux de Piobert (1831), et de Lamé rendus pratiques par le Russe Gadolin (1852), on sait qu'il est inutile "d'épaissir" les fûts des canons de bronze ou de fonte pour augmenter leur puissance : les couches extérieures de métal n'ont qu'une faible part dans la résistance totale, c'est par la substitution de l'acier demi-dur, à la fois souple et résistant, à la fonte et au bronze, par l'emploi rationnel, au lieu d'un seul bloc de métal, d'enveloppes superposées soit du même métal soit de métaux différents qu'il devient possible d'accroître la résistance des bouches à feu. D'où ces canons formés de plusieurs tubes de longueur décroissante (les éléments) à partir de la chambre, popularisés par les fictions de Jules Verne, ou ces canons frettés, où la fonte de l’âme est serrée par des ceintures d’acier. Tout cela devient crucial avec la généralisation de la rayure, l'augmentation des vitesses initiales des projectiles et le chargement par la culasse.
Saint-Chamond fabrique les éléments de canon en acier puddlé, en forgeant et soudant en hélice des barres de métal, opération analogue à celle que les armuriers pratiquent pour fabriquer le canon de fusil. Les manchons d'acier puddlé sont ensuite posés à chaud les uns sur les autres : le refroidissement leur apporte un surcroît de résistance, puis alésés et tournés. Ces dernières opérations sont pratiquées dans les établissements de l'Etat, bien que l'entreprise en maîtrise la technique (proposition de prototypes complets très modernes, tel la Marie-Jeanne, en 1861). Les mêmes procédés sont employés pour les frettes des canons de marine : Saint-Chamond s'en est fait une spécialité. On entoure d'une enveloppe d'acier puddlé les anciennes pièces de fonte. Elles peuvent ainsi tirer 2000 coups au lieu de 400. Le Second Empire ayant connu trois systèmes différents d'artillerie navale de plus en plus puissants, le travail est assuré. 7000 frettes ont été produites depuis 1854.
Mais la grande spécialité militaire de la société, ce sont les blindages : c'est à Saint-Chamond que la marine impériale s'adresse pour construire trois des cinq batteries flottantes (la Lave, la Dévastation, la Tonnante) qui contribuent à réduire la forteresse de Kinburn durant la guerre de Crimée et forment les prototypes des navires cuirassés. C'est encore Saint-Chamond qui blinde en 1858 la Gloire, première frégate cuirassée, donnant à la marine française une avance technique marquée sur la britannique. En 1878 l'entreprise a réalisé 60 cuirasses de navires français (dont l'Océan), italiens, russes, turcs; aucun vaisseau anglais toutefois. On ne réalise alors que des blindages de fer qui deviennent de plus en plus épais pour résister aux progrès concomitants des bouches à feu et des obus de rupture. Les batteries flottantes portaient des blindages de 11 cm d'épaisseur et étaient à l'abri des projectiles russes. En 1874, Saint-Chamond réalise des plaques de 30 cm d'épaisseur. Les plaques de blindages sont obtenues par la soudure et le martelage au pilon de plusieurs plaques de fer au bois. Plus tard, on emploiera le laminoir. Les plaques sont ensuites gabariées à la presse en fonction de la forme des flancs du navire, enfin découpées et usinées.
En outre l'aciérie d'Assailly coule en acier fondu au creuset les éperons de navires, tels ceux pesant 16 t, des frégates cuirassées Solferino et Magenta.
En dépit de ces réussites, les Forges et Aciéries de la Marine donnent des signes de vieillissement : elles restent à l'âge du fer, à celui de l'acier puddlé pour les fabrications de guerre, au Bessemer pour les fabrications courantes, à l'heure où les essais de la Spezia (4), en 1876, démontrent la supériorité des premiers blindages d'acier. L'entreprise ne produit pas d'acier Martin. Elle expose un lingot d'acier puddlé de 40 t, pièce certes respectable mais sans commune mesure avec le lingot de 150 t (un fac similé à vrai dire) exposé par le Creusot. A bien des égards, il n'y a pas eu d'évolution depuis le Second Empire.
Adrien de Montgolfier, directeur de l'entreprise, décrit sans aménité l'état de ses usines à sa prise de fonction en 1874, lors du départ d'Hippolyte Petin :
"Tout se transformait dans l'industrie métallurgique : méthodes et matériels. Celui de nos usines était vieilli. Sous peine de mort il fallait se mettre au niveau de la science".
Adrien de Montgolfier sera l'homme de l'aggiornamento, en préparation dès 1875, effectif à partir de 1880.