Les Polonais dans le bassin stéphanois

Démographie et sociologie.

Motivations et organisation de la migration polonaise

La migration des Polonais découle tour à tour d'origines politiques et/ou économiques.

La Pologne a connu une histoire mouvementée. Sujette à de profondes divisions internes depuis le XVII° siècle, objet de la convoitise de ses trois voisins : la Prusse à l'ouest, l'Autriche au sud et la Russie à l'est, elle finit par disparaître complètement de la carte de l'Europe après trois partages successifs (1772, 1793 et 1795) : "En Pologne, c'est-à-dire nulle part" écrit A. Jarry dans sa pièce Ubu roi. Si l'Etat polonais n'existe plus, les Polonais sont toujours là qui ne se résignent pas à leur sort de peuple dominé et se révoltent à plusieurs reprises (1830, 1848 et 1862). Ainsi partent au XIX° siècle les premiers ressortissants. S'ils sont souvent issus de l'élite, la politique antisémite du régime russe tsariste pousse aussi à l'exil une population juive souvent très pauvre. La France, avec laquelle la Pologne semble avoir un lien privilégié, est avec les Etats-Unis, une destination recherchée.

La Première guerre mondiale entraîne un grand bouleversement qui permet la reconstitution de la Pologne. Le 10 novembre 1918, après la révolution de Varsovie et conformément aux engagements des alliés occidentaux (14 points du président Wilson de janvier 1918) un Etat polonais est créé, décision confirmée par le traité de Versailles. Mais le jeune Etat peine à se stabiliser et trouve difficilement un accord pérenne avec ses voisins pour la délimitation de ses frontières. C'est chose faite en juillet 1920 avec la Tchécoslovaquie (question de Teschen), en mars 1921 avec la Russie soviétique (traité de Riga) et en octobre 1921 avec l'Allemagne (question de la Haute Silésie).

Cette instabilité peut expliquer les flux de départ qui s'amplifient alors mais ils ont aussi des causes économiques. Le jeune Etat a une démographie galopante et une économie encore peu développée, trop de bras à mettre au travail et de bouches à nourrir ! Or, au même moment, la France est à reconstruire et a besoin d'hommes ! Sa démographie était déjà languissante avant la guerre, or 10 % des agriculteurs, 9 % des ouvriers sont morts.

L'originalité de cette migration, qui la différencie entre autre de celle des Italiens ou des Espagnols, vient de ce qu'elle prend un aspect organisé par des conventions d'Etat.

Le 3 septembre 1919, est signée à Varsovie une convention en discussion depuis février. Elle est complétée par un second texte le 14 octobre 1920. Immédiatement est créée la Mission française pour le recrutement de la main d'oeuvre en Pologne qui est chargée de prospecter, d'organiser l'examen médical et professionnel des candidats au départ, d'assurer le transport jusqu'en France.

À partir de 1920, le Comité Central des Houillères de France (CCHF) ainsi que la Société des Agriculteurs de France envoient leurs propres agents. En 1924 est créée la Société Générale d'Immigration qui se substitue à tout ce qui existait mais dans laquelle le CCHF est majoritaire ! Il s'agit d'une société privée qui travaille pour faire des profits. Le transport des migrants a donc un prix (jusqu'en juillet 1926, le transport jusqu'au Havre ou jusqu'à Toul d'un adulte coûte 385 F. Après cette date, 445 F.). La mission installe un premier camp de rassemblement à Poznan, puis un autre à Myslowice, au coeur du bassin houiller de Haute Silésie.

Côté français, un bureau d'immigration polonaise est ouvert à Toul en décembre 1919. Le premier convoi arrive le 20. La plupart du temps, les nouveaux arrivants demeurent là environ une semaine dans des conditions de logement déplorables. De là les Polonais sont envoyés dans les centres industriels dont la région stéphanoise.

Ainsi s'organise un courant nouveau d'immigration en France qui prend une place tout à fait importante dans la période de l'entre-deux-guerres. Que représente-t-il numériquement ? Comment se situe-t-il par rapport aux autres courants, particulièrement à Saint-Etienne ? Que peut-on dire de sa répartition dans l'espace de l'agglomération ?

Les Polonais parmi les étrangers dans le bassin stéphanois (1920-1945)

Pendant et après la guerre de 1914, la population étrangère dans l'arrondissement augmente régulièrement jusqu'à atteindre 32 267 individus en 1931. La crise entraîne ensuite des départs puis à partir de 1936 le nombre des étrangers installés remonte : en 1936, ils sont 25 968 ; en 1938, 27 445 et 29 710 en 1939. Pour la seule ville de Saint-Etienne on relève des fluctuations analogues quoique plus atténuées (7 926 en 1921 ; 12 618 en 1926 ; 6 880 en 1928 ; 12 256 en 1931 ; 12 209 en 1936). Sans surprise, on constate que Saint-Etienne et sa région (l'arrondissement) attirent la plus grosse part des étrangers venus dans la Loire. En 1936, 83,50 % des étrangers (25 968 individus) vivent dans le bassin ; en 1939, les 29 710 individus qu'elle accueille font monter la proportion à 86,50 % (cf. ADL, cote M 548). Si l'on examine la situation à l'échelle des communes, il faut remarquer une différence sensible entre la ville centre et les petites cités ouvrières de la première couronne : en 1936 les étrangers forment 6,35 % de la population stéphanoise, mais représentent 25 % de la population de Roche-la-Molière, 15 % de celle de La Talaudière, 14 % de celle de Saint-Genest-Lerpt et de La Ricamarie.

Vers 1927, à la veille de la crise, les Méditerranéens sont de loin les plus nombreux, au moins 20 000 (10 430 Italiens, 6 905 Espagnols, 4 678 Marocains, un petit contingent de Grecs) et le nombre des Polonais se monte à 4 151. En 1936, ils viennent en tête. A peu près insignifiant avant la guerre de 1914, leur nombre s'est accru considérablement entre 1920 et la crise (une tendance nationale puisque, selon Janine Ponty utilisant le bulletin du ministère du Travail, 14 651 Polonais entrent en France en 1920, 54 673 en 1923, 9 981 en 1927, 1 036 en 1935). Beaucoup se sont dispersés à travers la France en 1933-1934 puis reviennent se faire embaucher dans les mines entre 1936 et 1938 (cf. Zerguine (M.) La population minière immigrée à Saint-Elienne de 1920 à 1940, p. 21. En 1936, 28 % des étrangers réembauchés sont Polonais. Aucun ne vient de Pologne). La Drôle de guerre puis la Débacle et l'exode de populations venues du nord et de l'est provoquent en 1939 et 1940 une forte progression de leurs effectifs. Au cours de la guerre les Houillères tentent de se les attacher par tous les moyens. En 1943, ils sont 9 039 dans la région stéphanoise. La Libération entraîne des retours vers la Pologne ou vers les régions dans lesquelles ils s'étaient primitivement installés. Ils sont encore 7 372 au moment du recensement de 1946.

Mais ces fluctuations sont aussi dépendantes du mouvement des naturalisations qui mériterait d'être étudié de près. La loi de 1927 a beaucoup facilité la procédure, faisant bouger les rapports statistiques entre les nationalités. Il semble que le mouvement de naturalisations ait été plus large chez les Italiens que chez les Polonais. Puis le Gouvernement de Vichy est revenu ensuite sur les cas qu'il considérait comme "douteux."

D'où viennent les Polonais installés dans le bassin stéphanois ? À partir de listes constituées par la Préfecture en avril 1943 sur lesquelles figurent les lieux de naissance des individus recensés, Monique Luirard a essayé de cerner l'origine géographique des immigrés polonais et fait quelques hypothèses sur les modalités de leur migration vers la France.

Si l'on envisage tout d'abord le cas des immigrés nés en Pologne, on constate que 53,5 % sont nés en Haute Silésie (85 % d'entre eux viennent de la région de Cracovie, 15 % de celle de Czestochowa notamment des localités proches de Bytom : Grodziec, Sosnowiec et surtout de Dabrowa). La Pologne centrale vient en second (25 % du total dont 7,5 % de Varsovie même, 7,75 % dans un rayon de 50 km, 10,25 % de Lodz et sa banlieue). 6,5 % sont nés en Basse Silésie surtout autour de Wroclaw. 13,2 % environ viennent de Poznan et des villes proches de Lipnica et Krostosyn. De petits contingents sont originaires des abords de la Baltique (3,25 %), de la région de Lublin (3,75 %), des confins de l'Ukraine (1,25 %).

Mais la migration des Polonais s'est aussi faite par étapes : 2,75 % des immigrés sont nés en Europe centrale (Autriche, Hongrie, Yougoslavie et Ukraine ou pays baltes), 29,44 % en Allemagne, certains aux Etats-Unis (0,59 %) ou en Italie (0,39 %). Le dernier groupe d'importance provient de France : 17,10 % de Lorraine ou des villes du bassin du Nord et du Pas-de-Calais, 3,35 % des bassins miniers du Massif Central, 2,17 % à Paris, un tiers dans la région stéphanoise. Les lieux de naissance successifs des membres des familles polonaises que l'on retrouve sur les listes nominatives de recensement montrent que les adultes sont nés en Pologne ou en Russie. L'émigration a concerné soit des familles déjà constituées partant avec des enfants en bas âge nés en Pologne, soit des couples dont les enfants sont nés au gré d'une installation en Saxe, en Poméranie ou dans la Ruhr et dont la famille s'est aggrandie au cours de leur séjour en France.

Pour la plupart, les étrangers travaillaient dans le secteur industriel, toutefois les activités professionnelles divergeaient selon les nationalités d'origine !

En 1939, environ un millier d'étrangers étaient employés dans le bâtiment où Grecs, Polonais, Tchèques, Espagnols côtoyaient une forte majorité d'Italiens. 5 % environ (Italiens, Espagnols et Polonais) travaillaient dans les verreries (vallée du Gier, sud du Forez). Quant au textile, il ne recrutait que quelques Espagnoles, Arméniennes ou Italiennes embauchées comme devideuses, canneteuses et bonnetières. Finalement c'était la métallurgie et les charbonnages qui absorbaient neuf étrangers sur dix. La totalité des Marocains, Albanais, Bulgares et Allemands, et la quasi totalité des Polonais, des Yougoslaves et des Grecs. Au moment du Front Populaire, un mineur sur quatre est né hors de France (1930 : 31,5 %, 1934 : 26,3 % de la main-d'¿uvre des mines sont étrangers). En 1939, le personnel étranger représente 38 % de l'effectif des Mines de la Loire, 32 % de celui des mines du Cros, 30 % aux Houillères de Saint-Etienne, environ ¼ sur les sites de Montrambert et de Roche-la-Molière.

Toutes les nationalités se retrouvaient à la mine. Mais à l'exception des Polonais, tous les groupes comptaient moins de mineurs en 1939 qu'avant la crise (les Polonais déjà très nombreux en 1927 ont à peu près maintenu leurs effectifs et en 1939 ils constituent le plus fort contingent d'étrangers avec 2 364 mineurs. Les immigrés d'outre-mer ne sont plus que 1 600 alors que les Marocains étaient 2 332 en 1927. On ne compte que 760 Italiens contre 1 436 en 1927 et 690 en 1934 et 582 Ibériques alors que les Espagnols étaient plus de 1 000 en 1927. Enfin il faut ajouter 500 ouvriers d'origine diverse dont une quinzaine de Sarrois et quelques Belges et Luxembourgeois). L'invasion du nord de la France entraîna la venue dans les mines de la région stéphanoise de nombreux réfugiés. En novembre 1941, les compagnies du bassin comptaient 6 743 étrangers. Le 1er janvier 1942, 43,92 % des mineurs étaient étrangers, les Polonais formant 41,84 % de ce total (ils sont suivis par les Espagnols 17,76 %, par les Marocains 15,33 % et les Italiens 10 %). Il est vrai que ceux-ci avaient souvent effectué un apprentissage dans les mines de Silésie ou dans les bassins allemands et français dans lesquels ils avaient préalablement séjourné.

Les caractéristiques démographiques de la population polonaise

Comme dans la plupart des situations d'immigration de travailleurs, le sexe ratio est nettement en faveur des hommes. Selon les chiffres que donne A. Jablonski (pages 30 et 31), il s'établirait à 1,82 en 1921, 1,68 en 1931 et 1,48 en 1934. On constate donc une baisse qui peut s'expliquer par la venue de femmes.

Les mariages mixtes semblent dans un premier temps rares : de l'ordre de 3 à 10 % maximum. Dans l'entre-deux-guerres, A. Jablonski calcule que 24 mariages sur 96 étaient de ce type, ce qui éleverait la statistique à 25 % ! L'auteur fait état des obstacles culturels qui existaient pour que de telles unions puissent se réaliser.

On sait que la France avait avant la guerre la plus faible fécondité d'Europe. C'est même une donnée qui explique l'appel à l'immigration auquel notre pays est seul à recourir à ce moment-là. En moyenne les ménages de Français ont moins de deux enfants. Agnès Jablonski a évalué, à partir des registres de recensements, le nombre moyen d'enfants par couple "comptant au moins un Polonais". Elle parvient aux chiffres suivants, qui donnent une idée approximative de la fécondité propre des Polonaises : 2,9 en 1921, 2,5 en 1926, 2,1 en 1931. Des chiffres qui semblent montrer un progressif alignement de la fécondité des Polonaises sur celle des Françaises. Il est significatif de constater une nette différence de situation selon les quartiers : pour la cité du Soleil, où les Polonais représentent une écrasante majorité, A. Jablonski parvient aux chiffres suivants : 2,5 en 1926, 2,3 en 1931 et 2,4 en 1936. Donc des chiffres plus élevés et qui ne semblent pas tendre à diminuer ! Pour le canton sud-est, dans lequel les Polonais sont peu nombreux et très mélangés aux Français, elle évalue la moyenne à 1,6 enfant par couple en 1931.

La majorité de la population polonaise vit dans le canton nord-est : 61 % en 1921, 50,4 % en 1931. La part du canton nord-ouest passe de 6,1 % en 1921 à 23,3 % en 1931, celle du canton sud-ouest de 27,7 % en 1921 à 20,3 % en 1931. Le canton sud-est est constamment demeuré celui qui comptait la plus faible part : 5,2 % en 1921 et 6 % en 1931. Ces contrastes cachent les différences de type de "familles". Au nord-est et au sud-ouest se trouvent les célibataires, logés dans les "casernes" des entreprises. Au sud-est, les Polonais vivent dispersés au sein de la population française, on y trouve la plupart des couples mixtes et les professions non-industrielles.

En 1931, 59 % des Polonais vivent dans des cités, spécialement construites pour les ouvriers étrangers, surtout célibataires. Elles appartiennent soit aux Houillères, soit aux sociétés sidérurgiques. On en trouve 3 dans le canton nord-est : au 71 rue du Soleil, dite "cité des Polonais", dans laquelle vivent 386 Polonais pour un total de 389, le 33 rue Desjoyaux, la cité Saint-Eloi des usines Barrouin (159 Polonais sur 402 personnes).

La cité du Soleil, composée de 3 bâtiments, comportait 68 appartements d'une pièces, 31 appartements de 2 pièces. Ce sont des appartements meublés sommairement : "un grand placard, une grande armoire, une table, des chaises, des lits". Eau et toilettes se trouvaient sur le palier (certaines personnes présentes lors de la conférence ont démenti cette affirmation et fait état d'appartements dans lesquels vivaient leurs parents qui offraient eau et toilettes à l'intérieur). Les familles avaient la possibilité de louer un jardin ouvrier. Les célibataires étaient plus mal lotis. Cité du Soleil, ils avaient droit à un dortoir : "sous les toits, des lits comme au régiment : un petit lit, un placard ; un petit lit, un placard ; un petit lit, un placard. Au sous-sol une cantine qui faisait des repas pour ceux qui voulaient manger". (cité par A. Jablonski, p 57). Pas d'espace privé donc pour les hommes seuls... qui avaient tendance à traîner dans les cafés. Ou qui recherchaient pension dans une famille : solution plus onéreuse mais qui préservait un peu d'intimité.

Le canton nord-ouest comptait 2 cités : celle de la Chana et celle du Bois Monzil, toutes deux appartenant aux Mines de la Loire. Il s'en trouvait 3 dans le canton sud-ouest : celle de la Garenne (123 Polonais sur un total de 246, les autres occupants étant Algériens, Marocains et Italiens) ; celle de Montferré et celle de Saint-Benoît. C'est à La Ricamarie et à Roche-la-Molière que se situaient les plus importantes de ces cités : là les Polonais étaient nettement plus isolés : "La cité est située de telle façon que ses habitants n'ont pas besoin d'en sortir. La mine, l'école, le commerce : tout est concentré" (A. Jablonski. p 58).