Un djem alévi
Par Talia Bachir-Loopuyt, ethnomusicologue, post-doctorante à l'université Jean-Monnet.
Billet réalisé à l'occasion du projet Comment sonne la ville ? Musiques migrantes de Saint-Étienne, mené par l'Université Jean-Monnet (CIEREC) et le Centre des musiques traditionnelles Rhône-Alpes, et présenté aux archives municipales dans le cadre de Saint-Étienne cosmopolitaine.
Dimanche 1er mars 2015, amicale laïque de la Richelandière
Après notre opération de collectage à l’Association culturelle alévie en février, Sema m’a invitée à assister à une cérémonie de djem. D’emblée, elle me prévient : « Ici, ce n’est pas comme en Allemagne ! C’est difficile de mobiliser les gens, ils ne viennent pas tous. Et pourtant, ici, nous ne faisons qu’un seul djem dans l’année. »
À la différence des années précédentes, cette cérémonie n’est pas dirigée par Ali Emiroğlu, le dede qui préside l’association culturelle de Saint-Étienne, mais par un dede venu d’Allemagne.
Le dimanche à 14 h, j’arrive à la salle de l’amicale laïque de la Richelandière munie de mon carnet de terrain et d’un discret matériel d’enregistrement. Des matelas et micros ont été disposés pour les maîtres de cérémonie juste en dessous de tentures représentant les saints alévis. Face à eux, une rangée de chaises pour les personnalités locales. Sur les côtés, d’autres matelas sont disposés en carré. Une cinquantaine de personnes sont déjà là, hommes et femmes de tous âges. La salle se remplit de nouveaux arrivants jusqu’à atteindre environ 100 personnes. La cérémonie commence à 15h30. Pendant plus de 3 heures, je note la succession des chants et danses, les gestes et objets des participants, des séquences d’interaction ; j’enregistre tous les chants et filme quelques extraits avec mon téléphone. Comme dans toute cérémonie alévie, le chant et la danse rituelle (sema) ont un rôle central, structurant et rendant sensible la commémoration du martyr d’Ali et des douze imams que vénèrent les Alévis. En même temps, la situation est singulière : ce dede venu d’Allemagne ne connait pas les personnes présentes, il doit donner à plusieurs reprises des instructions aux officiants (« Reculez, avancez, prenez tel ou tel objet, tenez le plus haut… »). Au grand dam de Sema, certaines règles ne sont pas respectées : des personnes sortent pendant la cérémonie, peu écoutent le dede au moment du repas lorsqu’il entreprend d’expliquer « ce qu’est l’alévisme ». Sans être spécialiste de cette culture, je commence à saisir la complexité d’un patrimoine qui entremêle de manière indissociable des dimensions musicales, politiques, religieuses, sociales ; sa fragilité aussi puisque, comme nous le disait Ali Emiroğlu lors de notre entrevue, « on ne peut imposer cette culture aux enfants ».