R. Paul, photographe portraitiste

Des polonais de confession juive

Fils de Léon Rozenblum et de Dora Folman, Pinkus Rozenblum est né le 16 juin 1893 à Varsovie (Pologne). Ses parents habitent au 27 Bonifraterska. La capitale est alors la plus grande ville juive d'Europe avec ses 213 000 juifs, soit 35 % de la population (1900). Ils parlent et écrivent comme la majorité des 3 millions de juifs polonais d'avant-guerre le yiddish, une langue dérivée d'un vieil allemand auquel se sont ajoutés des mots d'hébreu (alors langue liturgique) ainsi que des mots empruntés aux diverses langues locales (polonais, lituanien, russe...). Le polonais, le russe et l'allemand sont réservés à l'enseignement supérieur, comme l'attestent divers documents scolaires au nom de Pinkus Rozenblum qui suit des études à l'école médico dentaire A. Troppa en 1917-1918.

En 1920, il effectue son service militaire dans l'infanterie en tant que photographe et épouse en premières noces Ludvika (Louise) Majzel.

Une jeunesse parisienne

Un extrait du registre d'immatriculation nous apprend qu'il arrive à Paris le 1er août 1924 pour y exercer la profession de photographe correspondant. La France, terre d'accueil, pays des libertés et de la tolérance, Paris capitale de la vie artistique internationale, une destination rêvée pour Pinkus Rozenblum ! Une destination qui s'impose également à son frère, Henri Rozan. Ce dernier a créé avec un associé un laboratoire pour traiter les films de photos d'amateurs qu'il collectait auprès des photographes, une entreprise plutôt fructueuse. Durant cette période, R. Paul est opérateur dans les plus grandes maisons de photographie (Manuel et peut-être Harcourt).

C'est à Paris qu'iI rencontre sa seconde femme, Sarah Lindermann. Leur fille adoptive, Lucette Léa, née le 13 février 1926 à Paris, est déjà âgée de cinq ans lorsque ses parents domiciliés 9 rue de la Bûcherie s'unissent à la mairie du 5e arrondissement. La déclaration relative à la fixation après mariage du domicile de la femme française épousant un étranger nous apprend que le couple a déjà l'intention de "vouloir fixer [son] premier domicile, après [le] mariage, à Saint-Etienne (Loire) 38 rue de la Ville".

Le plus grand photographe d'aujourd'hui

Son installation rue de la Ville à Saint-Etienne comme photographe le 15 avril 1930 n'est pas un hasard. La famille Paul rejoint un cousin de Sarah qui tient une boutique de vêtements, rendue prospère par les mineurs polonais dans cette même rue. Il ne lui faut pas longtemps pour se faire un nom, comme en témoigne cet article "Un artiste à Saint-Etienne" que lui consacre La République de la Loire du 20 septembre 1930 :

"Paul est un photographe né, il est plus encore. La photographie fixe le trait ; Paul lui, sait même saisir l'âme. Il est psychologue, il sait que les portraits sont comme les femmes et qu'il faut savoir les prendre. Il possède la science des poses et des lumières..."

R. Paul n'est en effet pas un inconnu dans le monde de la photographie. Dans son atelier parisien, il a tiré le portrait du tout-Paris : le poète et romancier Henri Barbusse, l'écrivain, poète et philosophe Paul Valéry, l'acteur Génica Missirio, star du cinéma muet pour n'en citer que quelques uns, occupent une place de choix dans cet album qui témoigne de la réputation d'un artiste reconnu et apprécié de tous. M. Lefèvre le sacre le plus grand photographe de l'époque. Et le journaliste de conclure en reprenant une dédicace :

"Paul en effet, nous conduit dans un royaume merveilleux et magique, où toute forme devient force dans un éblouissement où les images y sont suscitées comme par un magicien."

La performance de Paul est d'autant plus remarquable que la concurrence est sérieuse. Dans l'entre-deux-guerres, Saint-Etienne compte une vingtaine de photographes d'art et de négoce (l'Annuaire de la Loire 1935-1936 en recense 23).

C'est chez lui que les personnalités stéphanoises se donnent rendez-vous. On trouve dans deux albums les portraits dédicacés de :

  • Antoine Durafour, Ferdinand Faure, Louis Soulié, le docteur Henri Müller qui ont tous exercé la charge de premier magistrat de la ville,
  • Jean Joubert, secrétaire général de la Mairie de Saint-Etienne de 1944 à 1965,
  • Maurice Lallemand, conservateur du Musée d'Art Moderne et d'Industrie de 1947 à 1967,
  • Denise Bastide, résistante, déportée, et députée de la Loire de 1946 à 1952,
  • Jean Tenant, rédacteur en chef des Amitiés Foréziennes,
  • Joanny Durand, sculpteur,
  • ...

Tous, depuis les hommes d'Eglise jusqu'aux artistes de cirque choisissent Paul. Il est également le photographe attitré des officiers et sous officiers. L'un d'eux n'écrit-il pas :

"A Monsieur Paul, qui par son talent et sa courtoisie à l'égard de l'armée, mériterait le titre de photographe officiel de la garnison."

Les commandes arrivent également de Paris, du Sud-Ouest... et les personnalités s'arrêtent toujours au 38 rue de la Ville, aussi bref soit leur passage.

La presse, la publicité, les éditeurs de cartes postales le sollicitent également. Une activité importante qui justifie l'emploi de trois compagnons.

R. Paul dans son quartier

La rue de la Ville, qui n'est pas encore une rue piétonnière, est surtout connue pour être la rue des modistes. On en compte neuf.

A côté de la boutique Paul, on trouve l'épicerie Alix (n° 36), succursale de la Société d'alimentation stéphanoise et un confiseur (n° 40). Un boulanger (n° 7), deux marchands de chaussures (n°21 et 31), un entrepreneur (n°20), un marchand de grains et farines (n° 20) ou encore l'Hôtel de la Poule noire (n°12-14) figurent parmi les commerces de la rue.

L'Occupation

R. Paul obtient par un décret du 11 mars 1937 la nationalité française. En 1940, tant pour affirmer son désir d'intégration que pour échapper aux dispositions prises à l'encontre des personnes de confession juive, il demande au Parquet stéphanois à changer de nom patronymique. Naturellement, il souhaite adopter l'enseigne de son commerce comme nouveau patronyme. C'est d'ailleurs le nom d'usage qu'il utilise déjà. Sa demande est accompagnée de trois lettres de recommandation émanant de Martin Binachon, conseiller général, maire de Pont-Salomon ; Jacques Martin, secrétaire général de l'Automobile Club du Forez et Claude Reymond, secrétaire général de la mairie de Saint Etienne.

Le 23 juin 1942, le Commissariat Général aux Questions Juives dans sa lettre au Préfet de la Loire donne un avis défavorable à la requête de changement de nom de l'intéressé.

Entre-temps, Pinkus Rozenblum est déchu de la nationalité française (décret du 21 mars 1941). Il possède dorénavant une carte d'identité d'étranger temporaire, prorogée en 1943 et en 1944. Il est également dénoncé par un dénommé E. Paul, domicilié 30 rue de la Bourse, c'est à dire à proximité immédiate du domicile et du commerce de Pinkus Rozenblum avec lequel il n'a, semble-t-il, aucune relation, et qui s'oppose nettement à l'adoption du pseudonyme "Paul" par le commerçant pour des raisons qu'il expose dans un courrier adressé au Préfet de la Loire le 5 avril 1942 :

"Je n'aurais certainement pas demandé une mesure spéciale contre lui, mais la loi du 10 février 1942 interdisant d'une façon générale l'emploi de pseudonyme pour les Juifs, je demande simplement l'application de cette loi à Saint-Etienne et notamment à ce commerçant contre lequel je n'ai d'ailleurs aucun motif d'animosité, si ce n'est cette similitude d'appellation."

Cette réclamation est transmise au commissaire central de police. Le photographe Rozenblum est convoqué et doit faire le nécessaire pour que l'inscription apposée à son commerce disparaisse au plus tôt.

Le débarquement allié en Afrique du Nord le 11 novembre 1942 entraîne le franchissement de la ligne de démarcation par les troupes allemandes qui pénètrent à Saint-Etienne pour la seconde fois dans l'après-midi -ils avaient déjà occupé la ville du 24 juin au 4 juillet 1940, date de la signature de la convention d'armistice.

Cette période devient celle de tous les dangers pour les Juifs, notamment entre février et mai 1944 où la collaboration entre la milice départementale et la Gestapo entraîne l'arrestation et la déportation de 324 personnes, dont 215 hommes et 109 femmes dans la Loire. 49 seulement sont rentrées, 231 ne sont jamais revenues.

R. Paul est souvent inquiété : il est obligé de partir se cacher avec sa famille, son appartement 5 rue Mercière est pillé par la Gestapo. Mais il garde de nombreux soutiens qui lui permettent de stopper l'opération de spoliation de ses biens le matin même du jour où elle devait se dérouler.

L'après guerre

Avec la paix retrouvée, le commerce retrouve son activité d'avant-guerre... et l'artiste la nationalité française. L'ordonnance du 24 mai 1944 sur la nationalité stipule dans son article 2 que (...) "sont et demeurent nuls et de nul effet : 1° - L'acte dit "Loi du 22 juillet 1940" relatif à la révision des naturalisations (...)."

La profession de photographe attire de nouveaux noms, et la concurrence devient plus sévère. Mais elle ne semble pas outre mesure inquiéter Paul qui retrouve une vie agréable, qu'il partage entre son travail, sa famille dans la propriété appartenant au beau-père de sa fille à Saint-Just et les vacances, notamment à Vence où il a acheté une maison. Les photographies réalisées par Paul, ou ses proches, nous montrent une famille qui aime se retrouver autour d'une bonne table, sur les planches à ski au Bessat, ou encore s'adonnant aux plaisirs des sports nautiques.

R. Paul laisse l'image d'un personnage facétieux, heureux parmi tous les siens. Cela semble d'ailleurs une qualité partagée : on se déguise, on imite les escrimeurs dans un pas de danse qui donne envie de rire, on se prend pour un cow-boy jouant du pistolet, on grimpe aux arbres pour faire une photo... R. Paul joue de l'harmonica, imité par d'autres qui font de la musique, ou du bruit, avec tout ce qui leur tombe sous la main.

R. Paul est aussi passionné d'automobile. Sociétaire n° 4247 de l'Automobile Club du Forez, on le retrouve sur les courses automobiles de la région, appareil en bandoulière, photographiant les rutilantes voitures de l'époque. Il passe son permis de conduire à Saint-Etienne et conduit régulièrement la famille en excursion : Le Puy-en-Velay, les Alpes, notamment Chamonix, la Côte d'azur, la Provence, la Camargue.

De nouveaux horizons, une lumière recherchée par des générations d'artistes (photographes, peintres)... pour quelques clichés qui démontrent que l'artiste n'était pas seulement un génial portraitiste.

Cameraman, il nous a laissé également de nombreux films qui complètent l'oeuvre du photographe. Il était d'ailleurs membre actif du Caméra Club Forézien, affilié à la Fédération Française des Clubs de Cinéma d'amateurs. Ses films sont déposés à la Cinémathèque de Saint-Etienne.

Une existence plutôt agréable -si l'on excepte la période de guerre- qui s'est terminée assez tôt, puisque l'artiste, malade, décède prématurément en décembre 1955, à l'âge de 62 ans dans sa propriété de Vence. Sa signature survit grâce à sa fille Lucette qui poursuit l'activité jusque dans les années 1970.