Une épicerie de quartier en 1930

Elise Laplace, institutrice à partir des années 1940 à Saint-Etienne et dans les alentours, raconte son enfance dans l'épicerie familiale rue de la Mulatière.

Je suis née en 1925 à Izieux. Mes parents avaient acheté en 1926 cette petite épicerie-buvette sise 64 rue de la Mulatière. Ma mère et ma grand-mère s'occupaient du commerce, mon père, ajusteur de précision, travaillait rue des Basses-Rives. Le carnet en papier blanc accroché à la porte signalait qu'il restait du lait à l'épicerie. A cette époque il n'y avait ni bouteille en plastique, ni brique. Le laitier apportait tôt le matin des biches métalliques de 25 l, je pense provenant des fermes du Bessat.

Les unes contenaient le lait entier dit lait chaud, d'autres, le lait écrémé dit lait froid. Pas de lait stérilisé non plus. C'est l'épicière qui après avoir transvasé le lait des biches métalliques dans les biches en grès de 1 l, 0,5 l ou 0,25 l avec des mesures à long manche, le versait dans le récipient de la cliente. On ne pouvait pas conserver le lait jusqu'au lendemain, il n'y avait ni frigo, ni congélateur, la fraîcheur de la cave n'était pas suffisante d'où l'appel discret du carnet de papier blanc.

Sur la banque, ainsi appelait-on le comptoir, trônait d'autres instruments de mesure : la balance Roberval et ses poids marqués en cuivre de 1 à 500 g ou en fonte de 1 à 5 kg. Le crayon même était l'outil de l'épicière qui calculait le prix de la marchandise qu'elle venait de peser et le notait sur le "carnet" de bien de ses clientes. Il n'y avait à l'époque ni stylo-bille ni calculette et le stylo encre était trop précieux.

Ce fut un évènement quand arriva la balance automatique électrique à cadran. Il suffisait de lire parmi les centaines de nombres pour trouver poids et prix recherchés qu'indiquait l'aiguille se déplaçant en arc de cercle sur le cadran.

Une merveille? Sur le comptoir étaient fixés deux autres instruments : un moulin à poivre qui transformait les grains en poudre (j'en ai gardé un souvenir cuisant : ma curiosité me fit tirer le tiroir qui se délesta dans mes yeux d'une partie de son contenu). Un énorme moulin à café lui tenait compagnie.

Chaque semaine, dans la cour, dans son brûleur manuel, ma grand-mère grillait le café vert. L'odeur suave et puissante qui se dégageait annonçait l'évènement au voisinage. Le café fraîchement torréfié avait un succès énorme. Dans les heures qui suivaient, les ménagères défilaient à l'épicerie. Alors entrait en jeu le moulin à café.

A la buvette, il était aussi apprécié. Tôt le matin, en allant au travail, des ouvriers s'arrêtaient pour boire "le jus" accompagné d'un petit verre de gnôle. Dans la journée, les armuriers venus discuter avec un client les remplaçaient. Presque chaque cour avait son atelier.

Tous les 15 jours en hiver, suivant l'expression consacrée, on "tuait le cochon". C'est un charcutier à domicile qui se chargeait de l'achat de l'animal, du sacrifice et du découpage du porc à l'abattoir municipal. Puis il apportait les morceaux, le sang, les boyaux à la maison et procédait à la fabrication du boudin dans l'eau bouillant sur le fourneau, "des grillatons", espèce de pâté fort prisé, des godiveaux, des saucisses, des saucissons, des jambonnettes. Je regardais, fascinée, la machine à hâcher qui dévorait lard et viande que le charcutier enfournait dans de longs boyaux.

La journée se terminait par l'exposition de la tête de porc dans la vitrine, l'installation sur la banque des côtelettes, rôtis, pieds, saucisses, boudin près du beurre, des fromages, oeufs, légumes cuits par ma grand-mère. Ce qui n'était pas vendu rapidement était mis au grenier dans la saumure, les saucissons y étaient suspendus pour le séchage.

Une partie importante de la vente était celle des fruits et légumes. Avant le lever du jour, ma mère allait s'approvisionner chez les primeurs de la place Chavanelle. Elle revenait accompagnée par ce qu'on appelait un "crocheteur" qui transportait la marchandise dans un char à bras. Fruits et légumes étaient précieux. A l'époque on ne gaspillait rien. J'en ai gardé le respect du pain et je suis toujours bouleversée lorque je vois des baguettes entières dans les poubelles. J'entends encore ma mère dire à une petite fille venue acheter une orange pour son goûter à l'école "Tu en as de la chance, elle te gâte ta maman".

Vente dominante en poids, les pommes de terre livrées dans des sacs de 50 kg par un paysan du Pilat.

Sous l'épicerie était une cave à laquelle on accédait par une trappe aménagée dans le plancher et un escalier s'apparentant à l'échelle. Là se trouvaient un ou deux tonneaux de vin : les "cenpotes".
Comme le reste, le vin était vendu en vrac. Il n'y avait pas de litre cacheté ou bouché. De la marchandise était souvent descendue le soir au frais dans la cave.

Tous les samedis, ma mère et ma grand-mère procédaient au lavage du plancher. Il n'y avait pas de carrelage. Le sol était fait de larges planches qu'elles frottaient à la brosse, agenouillées à même le sol.

La vie n'était pas une partie de plaisir ni pour elles ni pour leurs clientes qui devaient attendre de percevoir la "quinzaine" ou le "mois" pour pouvoir régler leurs achats mais jamais personne n'a causé du tort.

Récemment passant devant le 64, je me suis enhardie à frapper. J'ai pu revoir les lieux peu modifiés. L'épicerie était devenue un café, la buvette avait disparu mais la cuisine était orpheline de la lampe à gaz suspendue et du placard où logeait l'évier, la chambre et ses 2 alcôves étaient là. Dans la cour où je jouais avec mon amie Gisèle, plus d'atelier où Mr Schmidt travaillait et, chasseur, gardait ses furets dans une cage.

J'ai quitté les lieux nostalgique mais ainsi va la vie. Tout change. Seuls restent de merveilleux souvenirs qui s'éteindront avec nous. Quand je vois les enfants, les ados manipuler téléphones, ordinateurs, plaquettes tout naturellement, je ne peux m'empêcher de penser à l'émerveillement que fut l'arrivée du premier "poste de TSF" comme on disait, un Marconi que mon père seul manipulait!

Je n'ai guère envie de savoir ce que sera l'avenir pour toute cette jeunesse. Nous ne leur laissons pas des lendemains qui chantent.

Elise Laplace, février 2015