Au temps de la soupe populaire

Elise Laplace raconte ses souvenirs d'enfant : la soupe populaire place Carnot.

De 1932 à 1935, si vous étiez passés par la place Carnot, un rassemblement journalier d'hommes en casquette aurait attiré votre attention. Ils étaient là, sagement alignés, attendant devant une construction basse en pisé clair d'où s'exhalait une odeur de soupe. C'est bien un bol de soupe qu'attendaient ces hommes, réunis par la misère en ce lieu qu'on appelait "La soupe populaire".

En 1929, avait éclaté aux USA une grave crise économique qui franchit l'Atlantique et en 1931 débarqua en France. Les entreprises en faillite fermèrent, d'autres licencièrent des ouvriers, réduisirent la durée du travail, déminuèrent les salaires. La misère s'installa dans ce monde ouvrier sans protection sociale. Les distributions de soupe gratuites furent organisées, ce furent les "Soupes populaires", avant-goût des "Restos du coeur" de Coluche. A la réflexion, je ne me souviens pas d'avoir vu des femmes dans la file d'attente.

Et pendant ce temps là, "Le marché vit, joyeux, bruyant, multicolore" pouvait-on dire avec Albert Samain. Bien qu'enfant, je trouvais choquant de voir alignées, face au viaduc, les fermières avec leurs grands paniers d'osier, où, sur des serviettes blanches, attendaient les "mollettes" de beurre, qu'un moule, à la ferme, avait festonnées et décorées de fleurs ou de vaches au pâturage. Près d'elles, on trouvait les fromages : tommes, briques, chèvretons, "sarrasson" (rien à voir avec celui de nos super-marchés). Des poulets dodus, les lapins écorchés complétaient la provocation! Je revois le beurre d'été qu'on ne trouve plus aujourd'hui, aussi jaune que les fleurs des prés que broutaient les troupeaux. Ajoutez les marchands de primeurs installés dans le reste de la place, et vous aurez la provocation totale.

Bien qu'enfant, je compris qu'il y avait un climat de révolte. J'entendais parler de Stavisky, de scandale financier, de ligues de droite admiratives du fascisme ou du nazisme, en particulier, de celle dont le nom m'effrayait "Les croix de feu" sans bien comprendre de quoi il s'agissait. Je me souviens d'un soir de février 1934. Nous attendions dans l'inquiétude le retour de mon père qui, avec les syndicats, manifestait en ville, et tardait à rentrer. Le "téléphone arabe", fonctionnant à merveille, nous avait appris qu'il y avait des heurts entre les ouvriers et les "Croix-de-feu". Enfin, il rentra.

Les grèves de 1935 et l'année 1936 approchaient...mais là, c'est affaire d'historien. Peut-être l'un deux voudra-t-il compléter, préciser mon récit- ce qu'a vu et entendu l'enfant que j'étais alors, fille d'ouvrier engagé. Ces évènements et la guerre si proche ont à jamais marqué mes idées et mon comportement. Je suis triste de voir les nantis toujours de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus malheureux.

Le local de la Soupe populaire a cédé il y a longtemps sous le pic des démolisseux mais dans la maison où je vis sont installés les Restos du coeur dont la "clientèle" ne faiblit pas et le nombre de chômeurs augmente chaque jour, alors que d'autres entassent les millions d'euros sans vergogne.

Elise Laplace
Novembre 2015