Les années vert-de-gris

Elise Laplace, institutrice à partir des années 1940 à Saint-Etienne et dans les alentours, raconte sa vie pendant la guerre.

Sous la botte allemande - ayli, aylo - à Saint-Etienne, comme ailleurs, la population vivait des moments difficiles dans lesquels le ravitaillement tenait une place imprtante. Tout était réglementé, vendu contre des tickets attribués mensuellement par la Préfecture. Les rations étaient par exemple :

  • pain : 100 à 275 g par jour
  • viande : 120 à 180 g par semaine
  • matière grasse : 250 g par mois
  • fromage : 180 g par mois



Devant les commerces ouverts, de longues files se formaient : on faisait la queue pour échanger ses tickets contre la marchandise. Quelquefois on se heurtait à des portes closes : il n'y avait rien à vendre ; le commerçant avait vendu toute sa livraison ou n'avait rien reçu. Il lui arrivait aussi de pratiquer le marché noir, le marché en couleur, comme disait ma grand'mère (ainsi l'orthographiait-on à l'époque). C'était vendre en cachette, à des prix prohibitifs les produits rationnés ou rares. Certains n'hésitaient pas à magouiller avec les Allemands – et je ne parle pas à la légère. J'ai vu les magasins que, plus tard, sans vergogne, ils ont acheté. Des particuliers trafiquaient aussi parfois.

Pour survivre, lorsqu'on vivait loin de ces sphères pourries, il fallait "aller au ravitaillement" hors de la ville. C'est ainsi que ma mère et son amie la Galise - diminutif courant dans le parler gaga - avaient trouvé une solution pas trop onéreuse pour s'approvisionner en légumes frais. Lorsque c'était la saison, elles se rendaient chez les maraîchers à Saint-Rambert. Il fallait prendre le train jusqu'à Saint-Just-sur-Loire. La gare étant loin du village, il restait 5 kms à parcourir, mal chaussé, dans les souliers à semelles de bois, mais à l'aller, pas de problème. Au retour, bien que chargé : sac à dos, bagages à main remplis, on parcourait allègrement le chemin, heureux de rapporter de quoi faire manger sa famille. Pour se distraire, il y avait parfois des situations cocasses. C'est ainsi que ma mère et son amie, bien lestées, descendaient vers la gare proche. Un troupeau de vaches passait près de la route. L'une d'elles, alléchée sans doute par le céleri qui sortait du sac de la Galise, les prit en chasse. C'est de haute lutte et de "haute-course" que celle-ci, rouge, en sueur, à bout de souffle, avec l'aide de ma mère parvint à conserver son céleri entier et à monter dans le train. C'était le petit ravitaillement. Il fallait bien sortir des rutabagas et des topinambours!

Pour un ravitaillement plus important, nous allions, près de la Chaise-Dieu où vivait ma tante, dans une ferme, au hameau de Vindillon. Là, ma mère troquait contre du sucre, des cigarettes, du chocolat, du café prélevés sur les rations et, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, beurre, oeufs, fromage, volaille, lapin... Mais avant d'atteindre la terre promise, il fallait souffrir! Le train effectuait seulement la liaison Saint-Etienne-Craponne-sur-Arzon. 17 kms nous attendaient pour rallier à pied la Chaise-Dieu par Bonneval à travers bois, prés et champs par une petite route.

Si l'aller n'était pas désagréable, s'il faisait beau et pas trop froid, le retour, "chargées comme des bourriques" disait ma mère, était un véritable calvaire! Il nous arrivait de croiser des maquisards, mitraillette sur l'épaule. Nous ne les redoutions pas, mais nous craignions une rencontre entre ceux-ci et une patrouille allemande, ou des gendarmes zélés.

Un jour un homme taillé en hercule nous doubla. C'était un Polonais habitant Saint-Etienne, qui revenait du ravitaillement. Affable et bien que chargé, il prit sur l'épaule notre valise la plus lourde, la souleva avec la même aisance que si elle avait été chargée de duvet. Il nous entraîna dans une marche que nous avions peine à suivre, lui, à grandes enjambées, nous, trottinant et peinant. C'est en arrivant à Craponne que nous avons compris pourquoi il était si pressé. Nous entrâmes dans un café où il commanda deux omelettes de six oeufs, une pour lui, une pour son copain qui, bien sûr, ne vînt jamais. Alors pendant que nous buvions, ma mère et moi, un "café" d'orge grillé, il avala la seconde omelette.

Même installées dans le train nous n'étions pas tranquilles : les Allemands pouvaient effectuer des contrôles, exercer des représailles. Mais, ce que nous redoutions le plus se passait en gare de la Terrasse. Les gendarmes - bien français ceux là - faisaient ouvrir les bagages. Les produits rationnés étaient saisis. Que devenaient-ils? A vous d'imaginer. Nous eûmes de la chance de toujours échapper à ces vols organisés.

Je garde un souvenir particulier de l'expédition des 14-15 août 1944. Cette fois là, mon père et moi étions venus à vélo. Dès notre réveil, le 15, nous avons entendu un sourd bourdonnement - mêlé d'éclats - ininterrompu.

" Il y a un bombardement, dit ma tante qui avait plusieurs fois entendu ce vacarme étouffé et lointoin, en particulier le 26 mai, lors du bombardement de Saint-Etienne

Pas seulement, lui répondit mon père artilleur pendant la guerre 14-18, des canons tirent".

Nous enfourchâmes aussitôt nos vélos et rentrâmes à Saint-Etienne, conscients qu'un évènement de la guerre 39-45 venait de se produire. Nous apprîmes que les Alliés avaient débarqué en Provence. Nous eûmes une pensée pour notre cousin Jo cet "Evadé de France" dont nous étions sans nouvelle, depuis un jour de 1943 où il avait décidé de regagner les Forces Françaises Libres en Algérie. Il avait en effet débarqué avec la 5ème DB. Nous ne devions le revoir qu'après la capitulation de l'Allemagne.

Et pour finir deux chansons de l'époque.